L'autre Marloute
Par Marloute le mardi, 7 mai 2019, 07:36 - Lien permanent
Je remonte le grand escalator qui me mène du RER au métro, comme des milliers de travailleurs en ce lundi matin de reprise du travail après les vacances. C’étaient des vacances comme je les aime : pas chères, très ressourçantes, dans une région de France trop peu connue, magnifique, avec des paysages à couper le souffle à tous les détours des chemins- je demandais à Y. de s’arrêter au milieu de la route pour pouvoir prendre des photographies, ce qui n’est pas grave car personne ne passe sur ces routes -, des vacances faites de promenades à la rivières, de jeux des enfants dans les bois, de retrouvailles avec les copains qui ont fui la ville, d’apprentissage d’autres manières de vivre, d’autres manières de faire.
Alors que je vais passer les portiques du métro, je jette un œil à ma carte Navigo.
Je regarde cette jeune femme, bien peignée, parfaitement maquillée, qui regarde droit devant elle sur la photographie.
Je ne peux que constater avec un peu de tristesse que cette jeune femme a bien disparue en ce lundi matin.
Je vais travailler accablée à l’idée d’avoir d’abord à trier mes centaines de mails.
Avant, il y a encore quelques années, je prenais le temps de les lire, au retour de vacances, sur mon temps de travail. Ce luxe n’existe plus aujourd’hui. Au retour, il y a tant à faire qu’on s’étonne encore que quelqu’un raconte ses vacances en long et en large en buvant tranquillement un café. « Glandeur ! ».
Je regarde le pass navigo et je me souviens comment j’étais habillée.
J’avais une veste de balzer noire que je portais tous les jours.
Des talons, qu’il pleuve, neige, vente ou fasse canicule.
Je ne mettais jamais en jean’s, que je jugeait trop vulgaires pour un environnement professionel.
J’arrivais la première, lisait mes mails, attaquait ma to do list.
Je faisais une pause déjeuner digne de ce nom. Parfois, j’allais même à la piscine, à un déjeuner professionnel.
Maintenant, je regarde ma dégaine : mes cheveux lâchés en permanence, trop longs parce que depuis un an j’ai prévu d’aller un jour chez le coiffeur (mais pas chez n’importe qui, privilégère de l’âge), je ne me maquille plus, à peine un peu d’anticerne sous mes yeux fatigués par les nuits entrecoupés de cauchemars, de maladies et de besoin de réassurance.
Je n’ai plus de talons, car ils me font mal aux pieds. J’alterne entre d’étranges baskets décolorées et des godillots plats.
Un matin sur deux, je ne me lave pas les dents, ne prends pas ma douche. Suivant le stress du jour, j’ai même du racheter un déodorant un jour où j’ai eu peur d’incommoder les autres avec ma propre odeur.
J’arrive après le premier flot des travailleurs, car j’ai d’abord pris le petit déjeuner en famille, préparés un ou deux enfants, avant de laisser Y. partir avec eux à l’école.
Toute la journée, vivre dans ce stress permanent, le cul vissé à sa chaise, à peine le temps de faire une pause pipi, ne parlons pas de déjeuner. Si je veux faire une pause, je sais que ce sera la course ensuite, mais je m’y astreint.
Par la vitre, je regarde d’autres jeunes femmes, en talon et blazzer. Certaines plus jeunes, elles me rappellent moi sur la photo de mon pass Navigo. Des dents longues à rayer le parquet. Des rêves de grandeur. Deux sont plus âgées que moi.
Je me demande comment elles ont fait.
Comment sont elles arrivées à se maintenir à ce niveau d’exigence personnelle et professionnelle ?
Pour passer ainsi d’une entreprise à l’autre, montant dans la hiérarchie d’un poste à l’autre.
Moi, j’ai le sentiment de tout louper.
Les commandes pleuvent sur ma boite mail.
Ma chef demande – exige -, des choses qui demandent un temps fou à créer sans donner de date butoir, mais réclame l’article le surlendemain de sa commande, sans s’apercevoir qu’elle envoie ce genre de mail tellement de fois dans la semaine que je n’ai pas le temps de suivre. J’enterre souvent les commandes, comptant sur son oubli. Mais elle n’oublie jamais.
Je suis le genre de travailleuse qui oublie de faire partir la newsletter dont elle a la responsabilité pendant ses vacances (j’aurais du la programmer avant, j’ai oublié)
Je suis le genre de travailleuse qui ne voit pas que son téléphone pro est déchargé et le rebranche à 14H30, puis oublie encore de le déverrouiller et ne prend aucun appel, et cela se reproduit tous les jours.
Je suis le genre de travailleuse qui n’arrive pas à faire sa « to do list » à la fin de la journée, mais part quand même.
Parce qu’il est l’heure d’aller chercher les enfants.
Je les récupère, prépare un repas, discute avec mes filles, m’émerveille ou m’énerve de leurs petits bavardages, de leurs jeux et de leurs discussions. Je regarde l’heure.
Je sais que la Marloute de 2009 serait encore au bureau à cette heure.
Je sais que la femme au blazer est encore au bureau à cette heure. Je ne l’envie pas. Je ne louperai pour rien au monde ces petits bras qui m’enserrent, ses confidences lâchées entre deux bouchées d’un plat délicieux et frais parce que cuisiné maison.
J’ai un salaire ridicule, je me sens à la ramasse dans mon travail, je tremble chaque jour d’être renvoyée pour incompétence.
Mais je sais que la Marloute de 2009, même si elle aurait un peu honte de cette femme, pas toujours bien habillée, qui a l’air de débarquer à chaque réunion car elle n’a pas le temps de suivre ses dossiers, serait rassurée de voir que cette famille qui lui tenait tant à cœur est là et bien là.
Commentaires
Bonjour, je vous lis depuis des années mais je n’ai jamais laissé de commentaires. Je n’ai jamais su trop que dire, que vous me touchiez ? Que j’aimais votre sincérité ? Que vos doutes faisaient écho en moi ?
Aujourd’hui, je réponds, parce que ce que vous décrivez correspond tellement (sur tous les points même le lavage de dents !!!) à que je vis qu’il fallait que je vous le dise. Je suis une autre mais bien plus moi que jamais..
@Sandra : merci pour ton commentaire. C'est dur cette période, car le métier a changé. La façon de le faire aussi. Il n'y a plus de moments de relâche, comme je les aimait tant auparavant. C'est bête que ce soit comme ça, parce qu'au fond, moi, ce métier, je l'aime toujours, mais cette course épuisante, je ne m'y reconnais plus.