Et la vie qui passe

Cela faisait longtemps, peut-être cinq ans tout juste, que je n’étais pas revenue.

Je n’avais rien vu des changements de ces dernières années, deux ans de travaux dans la maison centenaire de Leeloolène. Elle m’avait montré, de-ci delà des photographies, mais bien sûr, j’étais loin d’imaginer, tant de lumière, tant de beauté, tant de points de vue tous plus beaux les uns que les autres. Son frère, qui avait tout imaginé, avait bien travaillé. Un mur entier de pierre avait fait place à une façade de verre, le petit jardin du haut s’était transformé en une confortable terrasse. Tout était encore trop blanc, trop propre, trop « maison de magazine d’architecture branchée ». Il fallait des petites mains poisseuses, des petits pieds dodus et quelques accrocs sur les murs pour baptiser la maison. Je retrouvais quelques repères familiers : la petite fenêtre de la cuisine, identique à celle de la chambre, le pommier tordu, le petit muret où le regard porte loin sur la vallée en contrebas du village. Mais à part ces quelques balises, il a fallu tout réapprendre : où se trouvent les casseroles, et le frigo, où faire les machines, où étendre le linge. Ce qui n’a pas changé, ce sont les repas de rois et les grandes tablées, les cousins, grand-mère, frères, sœurs, amis, oncles et tantes qui arrivent, les bras chargés, claquent une bise, demandent des nouvelles, ou bien posent leurs lourdes valises et s’attardent quelques jours à leur tour. Ce qui n’a pas changé c’est le charmant village, la gentillesse des gens, la cascade, les forêts et les montagnes alentours.Je comprends Leeloolène qui en a fait son refuge, sa tour d’ivoire, son repaire estival où elle règne en maitresse absolue. J’ai aimé la grande chambre mansardée, et son lit bien plus grand que mon lit, que j’ai partagé avec R. et L., une sous chaque bras, et le couffin d’osier bricolé avec un duvet dans lequel L. a presque fait ses nuits les premiers temps. Le soir, R. jouait dans la rue avec les bandes d’enfants du village. Je l’appelais, ma grande petite fille, pour qu’elle vienne dormir. Elle arrivait, échevelée, enthousiasmée par les cascades des grands et parfois avec un genou ou un coude en sang. « Une vréée bléchure » m’expliquait-elle d’un air grave.

J’aurais aimé pouvoir écrire sur le petit muret, boire plus de café au soleil, prendre des fous-rires encore avec toutes ces personnes croisées que j’ai beaucoup appréciées. J’ai aimé apprendre tout ce que j’ai appris, déguster ce que j’ai dégusté, visiter cette région si belle que je connais si mal malgré toutes ces années, et faire vivre toutes ces aventures à ma petite fille. Mais j’aurais aimé encore, encore, encore, parler avec ma copine, le soir me pelotonner sur son grand canapé et refaire le monde ensemble, j’aurais voulu partir avec elle, comme au temps de notre adolescence, partir loin des contraintes et loin des enfants, marcher dans le soir et m’étendre sur la route pour observer les étoiles. Aujourd’hui, c’est nous qui sommes les adultes. J’observais du coin de l’œil un jeune homme de 20 ans, un cousin de Leeloolène que j’ai connu bébé, dans ce même endroit, il y aura 20 ans l’année prochaine. Je m’émerveille et m’effraie parfois de cela : le temps qui passe.

Que 20 ans passent encore entre nous et j’aimerai écouter nos discussions, le soir, avec un ti-punch d’une main, quand le repas cuira doucement et embaumera la maison.

Que dirons-nous alors ?

Sur qui rirons-nous ?

Quels serons nos souvenirs et nos bilans ?