L’arrivée de L.

 

Il aura fallu attendre trois jours de plus pour que L. nous rejoigne.

Le samedi matin, comme le protocole l’exige, nous nous sommes rendus à la maternité pour un monitoring de contrôle. Les contractions étaient fortes depuis la veille, mais désordonnées, espacées de parfois trois minutes, parfois dix. J’étais partie seule boire un verre en ville, malgré l’inquiétude d’Y. J’avais rejoint mon ami R. et sa chérie, dans un bar à vin de Montmartre. Nous rigolions en comptant les contractions, demandant au serveur de jouer les sages-femmes. Au retour, à 1h, les contractions avaient cessées. C’était un faux travail, mais je n’aime pas ce mot. Mon corps s’entraînait, comme on s’échauffe avant l’épreuve, pour le marathon qui allait suivre, l’arrivée de L. sur Terre.

Le lendemain donc, nous sommes partis, et Y. prévoyant,  a pris la valise.

Moi, je pensais rentrer chez moi, car nous avions prévu depuis plusieurs mois un accouchement à domicile et je comptais bien mener mon projet à bien.

Les circonstances en ont décidé autrement.

Arrivés là-bas, le monitoring a révélé, comme pour la naissance de R. trois années plus tôt, que le cœur du bébé ne supportait pas bien les contractions. C’était mon premier monitoring, à 41 SA passés. Si on l’avait controlé il y a quelques semaines, je sais qu’on aurait trouvé les mêmes anomalies qui affolent tant les médecins. Bien heureusement, avec le suivi de la sage-femme, personne n’en a rien su. Et L. est restée au chaud. Voyant cela, les médecins ont préféré nous garder auprès d’eux et après un appel à la sage-femme, qui partageait leur avis, nous sommes restés. J’étais un peu déçue, mais j’avais surtout très peur. Peur de l’hospitalisation, peur d’une nouvelle césarienne. J’ai pensé, je l’avoue, à fuir.

Je me suis dit : je ne dis rien à personne, pas même à Y. qui a peur, et je m’enfuis. Je prétexte un passage aux toilettes et je quitte la maternité, avec juste mon sac à main et mon gros ventre. J’irais accoucher seule, dans une chambre d’hôtel louée pour la nuit, tout au bout d’un RER quelconque, je ferais ma petite affaire, comme je l’entends.

J’y ai pensé et je me suis ravisée.

Parce que je suis plus forte que ma peur.

Parce que cette maternité-là, avec son personnel si gentil et son cinquantenaire de vie d’accompagnement et de lutte pour le droit des femmes, me donnait envie d’y croire. Et j’ai bien fait de leur accorder ma confiance. Car le déroulé de cet accouchement n’aurais jamais été le même ailleurs…

 

La journée de samedi a été bizarre. Une journée de pluie, que nous avons passé à arpenter les Lilas, nous promenant main dans la main avec Y. en espérant que les contractions, à nouveau présentes, se précisent et se régularisent. Le soir, entre 18h et 20h, j’ai senti que c’était bon.

Nous avons été installés seuls dans une salle de prétravail, avec toute la liberté possible : monter et descendre les escaliers, utiliser les suspensions, se déplacer dans l’hopital, et même, quand les contractions sont devenues si fortes que je me suis sentie perdre complètement pied, utiliser l’immense baignoire d’angle, remplie d’eau si chaude qu’elle m’a fait l’effet d’une péridurale.

Mais les heures filaient, il était près de 3 heures du matin et le col ne s’ouvrait pas. Je sentais la jeune sage-femme doucement paniquée. Trois fois elle est revenue à la charge pour me proposer la formule magique, celle qui arrêterait la tempête qui me traversait. Mais je voulais encore, encore, sentir ce bébé arriver en moi et douiller, et douiller et jouir de l’extase du repose entre les moments de douleur. Elle a percé la poche des eaux. Et la tempête s’est transformée en tsunami, en déluge, en apocalypse. J’étais déchaînée, enragée. Y. essayait de bien faire, mais je n’étais que rage, je frappais, je mordais, je poussais des râles très bas, très profonds, comme des mugissements de vache. J’étais en transe, ailleurs, dans mon monde. Et  Y. paniquait sans le montrer. Rien de ce qu’il faisait ne trouvait grâce à ses yeux. Je l’embrassais à pleine bouche, avec une avidité embarrassante, pour le réservé qu’il est. Au bout de 11h de travail, le jour se levait et on m’a annoncé l’ouverture du col, comme sentence. 4. Il faut aller jusqu’à 10 pour espérer sortir un bébé. J’en étais trop loin. Trop loin dans la douleur, trop loin pour les médecins. On m’a reproposé la péridurale. J’ai dit oui dans un cri et après, je suis revenue à la civilisation. J’ai relevé mes grands cheveux de devant mon visage, rassuré Y., obéi à la sage –femme et j’ai pleuré. J’ai pleuré du plus profond de moi. Du plus profond de mon absence de douleur. J’ai pleuré de bonheur d’avoir vécu ces heures, pleuré de ne plus sentir le travail de la naissance, eu l’impression de « lâcher » mon bébé, lui qui continuait à ressentir et moi qui ne sentait plus rien. Je revenais d’une transe, d’un voyage ailleurs. Je quittais un monde où l’on ne pénètre jamais dans la vie de tous les jours.

Et le col s’est lentement ouvert.

Il a fallu encore 7 longues heures pour arriver à dilatation complète, et de multiples positions, et le ballon et le quatre pattes, et les baisers de Y. ET là encore la sage-femme, la nouvelle, m’a encouragée, un peu inquiète jusqu’au bout car le bébé ne se positionnait pas bien. Avec Y. nous avons eu peur de la césarienne jusqu’au verdict final. On m’a laissé trois heures une fois à dilatation complète pour que mon bébé descende de lui-même, sans le pousser. Je l’ai senti descendre, doucement, puis remonter, puis redescendre, à chaque contractions. Quand j’ai senti que c’était bon, il n’a suffit que 4 ou 5 poussées le faire sortir.

La sage-femme me disait c’est bien, arrête, ne pousse plus, vient le chercher !

J’ai ouvert les yeux, fermés sous l’effort. J’ai attrapé sous les aisselles un bébé couvert de cheveux noirs, et j’ai terminé de le sortir de mon corps. Je l’ai ramené sur mon ventre et je me suis concentrée. Je l’ai regardé avec une attention folle. Je n’ai pas pleuré, pas explosé de joie, pas parlé, pas croisé le regard d’Y., aussi sidéré que moi, sans quand il m’a annoncé le sexe de l’enfant. « C’est une fille ! Une petite fille ! ». J’ai senti. J’ai reniflé l’odeur merveilleuse, entêtante, envoûtante, unique, de mon enfant, de mon liquide amniotique. Une odeur de noisette, de caramel, une odeur animale, profonde comme l’humus ou la mousse des bois. J’ai léché –oui léché !- ma petite fille, sur le haut du front, comme je pouvais, retenue par le cordon toujours en moi avec le placenta. J’ai fait tout ce que je n’ai pu faire avec R. qu’on m’a ramenée, lavée, toute propre et coiffée d’un bonnet une heure après sa naissance et que j’avais eu tant de mal à « reconnaître ». J’étais la chatte qui reconnaît son chaton, j’étais la chèvre avec son chevreau, j’étais un mammifère.

La sage-femme me parlait et je ne répondais presque pas. « Ca va ? T’es un peu sonnée ? Tu vas bien ? ».

Ce gros bébé chaud m’a fait caca dessus sous son drap chaud et cela n’a gêné personne. On a recousu ma déchirure simple pendant presque deux heures et ma fille est restée sur moi. Elle fouissait comme une petite bête et a trouvé un téton qu’elle tété une demi-heure avec des petits bruits, des grognements de petit cochon.

Après ce marathon de dix-sept heures de travail actif, je me suis retirée dans ma chambre. Y. avait accroché la guirlande de Leeloolène et il a fermé les volets. Je ne sentais rien grâce aux anti-douleurs. J’ai juste mangé le repas Sodexo (paradoxalement) le meilleur de ma vie tant j’avais faim, contemplé ma petite qui dormait dans son box de plexiglas et je suis tombée dans un profond sommeil.

Je me demandais quand je commencerais à l’aimer. Peut-être que ce serait aussi long que pour R. ? Tant pis, j’étais prête à attendre, je savais que l’amour vient à un moment ou à un autre.

Pour L. il n’a pas tant traîné.

 

L’amour est venu au matin du troisième jour, en même temps que le lait.

Quand ce qui sortait de mes seins s’est transformé en lait et plus en colostrum, j’ai ressenti une immense bouffée d’amour pour ce petit être que je nourrissais. Ma deuxième fille. Une souris aux joues rebondies, aux petits yeux gris bleus et aux longs cheveux noirs, comme j’étais à ma naissance.

 

Tous ces jours à l’hôpital, entourée d’une équipe bienveillante, aux petits soins, m’a ravie.

La maternité où j’ai accouché est incroyable pour cela. J’ai douté, j’ai pleuré sur la montée de lait, j’ai cafardé, mais j’ai aussi été dorlotée et je suis rentrée. Retrouver ma grande R. qui en fait voir à tout le monde, à coup de crises, de colères et de réactions disproportionnées à l’arrivée de sa petite sœur.

Et moi je dors, je dors.

Je dors. Je caresse les cheveux de notre mini-nous. J’embrasse ma grande et je lui murmure des mots d’amour dans son lit, même si les mots sont dérisoires et que nous retrouverons bientôt notre équilibre, dans notre nouvelle famille encore fragile.Et j’envoie des mots durs à Y., je crie contre lui et il me répond sur le même ton et nous nous réconcilions l’instant d’après, désolés de nous énerver.

Je refuse les visites.

Je m’allonge pour toutes les tétées.

Je dors.

Je dors.

Je dors. C’était l’arrivée de L. sur Terre et c’était un chouette moment.

Et la vie est fatigante, mais belle.

Ps : Hé les lecteurs du “Bloug de Marloute”, ceux qui veulent son vrai prénom et une photo (soyons fous!) envoyez un mail dans ” contact” et on vous l’envoie, soit Leelolène soit moi !

 

 

 

 

 

Commentaires

1. Le vendredi, 2 mai 2014, 11:54 par Gilsoub

C'est un très beau texte que celui là :-) Bienvenue à la petite L et tout mes voeux de bonheur à vous 4 :-)

2. Le vendredi, 2 mai 2014, 12:33 par Oxygène

Ce billet est un chef d'oeuvre, un vrai. Un monument !
Félicitations pour cette petite L... comme littérature.

3. Le vendredi, 2 mai 2014, 12:50 par emilie

Bon je vous lis depuis longtemps sans commenter mais la je ne peux m’empêcher...Alors Bravo pour ce beau texte si touchant et bienvenue a la petite L!
e

4. Le vendredi, 2 mai 2014, 14:15 par Solete

Je suis en larmes au milieu de la lecture de ton post. Des larmes qui viennent du plus profond de mon être. Je ne sais pas pourquoi, enfin si un peu mais pas trop non plus.
Ton récit est touchant, émouvant et une "version" à laquelle je m'identifie plus que les "C'est que du bonheur !" que m'assènent mes copines.
Dans tous les cas, je vous souhaite à tous les 4 plein de bonheur et de sérénité.

5. Le vendredi, 2 mai 2014, 16:26 par valerie

Merci.
Tout comme Emilie, je vous lis regulierement sans commenter, mais je voulais vous remercier de ce recit d'accouchement qui, excusez la familiarite, prend aux tripes. Quelle belle plume! De tres bons voeux a votre famille! Bienvenue a la petite L.
Reposez-vous bien et felicitations!

6. Le vendredi, 2 mai 2014, 18:13 par julio

Bien voilà un être de plus sur terre tout l’humanité en une vie ! Plein de bonheur a vous !

7. Le vendredi, 2 mai 2014, 19:55 par Arkadia

Merci pour ce beau texte, et beaucoup de bonheur à vous quatre :)

8. Le vendredi, 2 mai 2014, 21:00 par Hopale

Toutes mes félicitations. Je te lis depuis longtemps en silence et pour ce bel article, j'étais obligée de sortir de ma réserve. Bravo. Bravo pour ta force de volonté, pour ton courage à ne pas avoir peur de la douleur, bravo pour ta franchise face aux difficultés difficilement avouables de la vie. Il se trouve que je suis enceinte aussi, mon terme est dans 20 jours et j'ai été ravie d'apprendre que tu l'étais aussi, il y a quelques mois. Je t'embrasse Marloute, profite.

9. Le vendredi, 2 mai 2014, 21:03 par Elisabeth

Quel joli récit ! Ma petite A. À bientôt 8 mois, elle a mis 26h à arriver. Au bout de 22h on a voulu me faire une césarienne, j'ai hurlé que non que j'y étais presque et elle est arrivée 4h plus tard. Il est bon quand le corps médical nous accompagne et ne nous impose pas. Bienvenue L. Que ta vie soit douce !

10. Le vendredi, 2 mai 2014, 23:24 par samantdi

Bienvenue à L. et félicitations à vous tous ! Quelle aventure, dis donc !
Je me réjouis car tu as pleinement vécu cet accouchement, comme tu le souhaitais, tu t'es battue pour cela et tu as triomphé (c'est chouette ! ça me rend très joyeuse.)

11. Le vendredi, 2 mai 2014, 23:24 par samantdi

Bienvenue à L. et félicitations à vous tous ! Quelle aventure, dis donc !
Je me réjouis car tu as pleinement vécu cet accouchement, comme tu le souhaitais, tu t'es battue pour cela et tu as triomphé (c'est chouette ! ça me rend très joyeuse.)

12. Le vendredi, 2 mai 2014, 23:24 par samantdi

Bienvenue à L. et félicitations à vous tous ! Quelle aventure, dis donc !
Je me réjouis car tu as pleinement vécu cet accouchement, comme tu le souhaitais, tu t'es battue pour cela et tu as triomphé (c'est chouette ! ça me rend très joyeuse.)

13. Le vendredi, 2 mai 2014, 23:31 par Sibelius

Merci Marloute pour cette page merveilleuse. Comme tu transcris bien ce que tu as vécu, éprouvé, ressenti. Bienvenue petite L., et bravo à toi et au papa qui a été très brave. Continue de beaucoup aimer R. car non, ses réactions à l'arrivée de sa petite sœur ne sont pas disproportionnées...

14. Le samedi, 3 mai 2014, 01:08 par françoise

Merci de partager avec nous ce beau moment...
Votre texte , une fois encore, est plein de vrais, votre peur, votre souffrance mais aussi votre joie et surtout l'Amour...
Je vous souhaite de belles choses à tous les 4...

15. Le samedi, 3 mai 2014, 08:17 par Charlottine

Bienvenue à L et félicitations ! Merci pour cette belle page si émouvante.

16. Le dimanche, 4 mai 2014, 09:04 par Martine

Belle vie à la petite L ...évidemment à sa grande sœur et ses parents aussi ...
J'admire votre courage ...

17. Le dimanche, 4 mai 2014, 09:05 par Martine

Belle vie à la petite L ...évidemment à sa grande sœur et ses parents aussi ...
J'admire votre courage ...

18. Le lundi, 5 mai 2014, 10:10 par Fauvette

Tu as vraiment trouvé une force énorme en toi pour cette naissance. Ce récit est bouleversant.
Bienvenue à la petite L. et félicitations tres sincères.
De grosses bises

19. Le lundi, 5 mai 2014, 13:41 par Hermione

Moi aussi, je fais partie de ceux qui lisent en silence. Parce qu'on ne se connait pas et que ça me semblerait déplacé de commenter les belles choses que vous dites, si personnelles. Mais là c'est si fort et si beau que je ne peux pas m'en empêcher. C'est magnifique. Je suis heureuse pour vous, tout simplement.