Le coup de téléphone

 

Vendredi matin, je tournais à l’appartement, rangeant, faisant le point sur mes prochains rendez-vous, nettoyant la vaisselle, quand mon portable a sonné. Au bout du fil, une voix que je ne connaissais pas : « Bonjour, je suis le Dr. C. Vous m’avez écrit une lettre. Je suis le chirurgien qui vous a opérée il y a trente-trois ans. ». J’ai du m’asseoir sous le coup de l’émotion.

Depuis quelques semaines, je faisais des recherches sur l’opération que j’ai vécu quand j’avais 15 jours de vie. Une double opération des hernies inguinales dont je n’avais que des informations parcellaires. Ma mère n’en parle que difficilement, souvent en pleurant, se sentant coupable de ne pas avoir été là pour moi. Elle souffrait de son côté d’une fièvre puerpérale, qui aurait pu avoir des suites dramatiques car pas prise en charge suffisamment tôt, consécutive des conditions de son propre accouchement et elle était hospitalisée ailleurs. Elle évoque souvent cette première séparation comme l’événement qui a fondé notre relation, par la suite toujours ambiguë, fait de culpabilité (de son côté) et de rancœur du mien. (Comment un bébé de 15 jours pourrait éprouver de la colère ? Je pense surtout que j’étais triste et paniquée d’être séparée d’elle si tôt !). Bref. Analysant la réaction de terreur que j’ai pu ressentir sur la table d’opération pour ma césarienne, la nouvelle thérapeute m’a encouragée à faire des recherches sur cette opération qui a signé le début de ma vie sur Terre. Je n’avais qu’une peur : découvrir que comme une partie des bébés en dessous de 6 mois, avant les années 90, j’avais été opérée « à vif » sans l’utilisation d’aucun anesthésiant. Les produits anesthésiques n'étaient pas tous au point et surtout, on a cru longtemps que les nourrissons n'avaient pas les connexions nerveuses suffisamment achevées pour "ressentir la douleur"...J’avais découvert cette information ces dernières années et depuis, cette idée me trottait en tête…. Et si je faisais partie de ceux-là, ces bébés suppliciés, crucifiés, que l’on paralysait sans les endormir. Cela me paraissait terrible et plausible. Surtout en me rappelant ce sentiment de « mort imminente » que j’avais pu ressentir au moment de l’opération de la césarienne.

J’ai donc demandé à ma mère où j’avais été opérée. Puis j’ai fait une demande aux archives de l’hôpital pour récupérer mon compte-rendu opératoire. En discutant avec la personne des archives, je me suis rendue compte que la démarche n’aboutirait sans doute pas. Les archives étaient conservées seulement 20 ans. Or, je faisais la démarche bien trop tard. J’étais triste et je me demandais comment obtenir des informations. Puis il y a quelques semaines, alors que nous faisions du tri avec Y. j’ai découvert une pochette intitulée Santé dans notre bibliothèque. A l’intérieur, mon extraordinaire compagnon avait rangé tout ce qui concerne la santé des membres de la famille, dont nos deux carnets de santé, à Y. et à moi. Je croyais le mien perdu depuis belle lurette d’un déménagement à l’autre. En le retrouvant, j’ai sauté au plafond. Il n’y avait presque rien comme informations, mais le peu que j’avais était crucial : j’avais une date d’entrée à l’hôpital et une date de sortie. J’y suis restée 12 jours. Plus que ce que je croyais (j’avais retenu 4 ou 5 jours grand maximum) et un coup de tampon avec le nom du chirurgien qui m’avait opérée. Quelques jours après, j’ai appelé l’hôpital. Le monsieur en question n’exerçait plus. La secrétaire n’a pas su me dire s’il était encore vivant. Je me suis tournée vers les pages blanches. Parmi la petite dizaine d’homonyme, un seul résidait dans le 6ème arrondissement de Lyon, un quartier chic qui correspondait bien au cadre de vie que je me faisais d’un ancien médecin. J’ai donc écrit une lettre, comme on jette une bouteille à la mer. Je lui demandais, non s’il se souvenait de moi, mais s’il pouvait m’éclairer sur la façon dont il opérait les bébés pendant les années 80.

Et vendredi, l’ancien chirurgien, à la retraite depuis une dizaine d’années, m’appelait enfin.

Très gentiment, il m’a expliqué qu’il avait toujours, depuis ses débuts en médecine, anesthésié les nourrissons, et avait aussi toujours donné des anti-douleurs aux mêmes bébés pour les suites opératoires. Que dans son service, ils avaient toujours traités les bébés comme on traite les adultes, avec une prise en charge de la douleur. J’étais rassurée et émue, de l’entendre infirmer cette crainte que j’avais. Bien sur, cela ne minimise pas complètement le traumatisme vécu (on n’a rien expliqué au nourrisson que j’étais avant de l’emmener à l’hôpital pour une durée indéterminée) mais cela enlève un peu du fantasme terrible qui entourait cet événement. Juste avant de raccrocher, le médecin m’a demandé si je pouvais lui faire une faveur. La gorge nouée, j’ai accepté, avant de savoir ce qu’il allait demander. « Je voudrais, madame, que vous m’envoyez une photo de vous et de votre fille, avec votre nouveau bébé quand il sera né. Voyez vous, nous opérons les hernies chez la petite fille c’est principalement pour ne pas endommager les ovaires et la future fertilité. Savoir que vous avez bientôt deux enfants, c’est important pour moi, par rapport aux choix que l’on a fait il y a plus de trente ans, de vous opérer si tôt».

En raccrochant, j’ai pleuré, pleuré, pleuré. De soulagement, de joie mêlée.

J’ai aussitôt appelé ma mère, qui a pleuré aussi.

Une si grande émotion, plus de trente ans après… qui l’aurait cru ?

 

 

Commentaires

1. Le lundi, 10 mars 2014, 22:19 par Leeloolene

Oh ben voilà ! J'ai les yeux tout mouillé et je pleure aussi... Tellement je suis heureuse pour toi que ta quête aboutisse ! Je n'avais aucun doute que tu allais y arriver quand on en a causé l'autre soir, mais quelle superbe nouvelle brique de cette histoire, ton histoire.

J'aime savoir que tu vas trouver un peu de paix sur ce sujet ! JE suis tellement heureuse pour toi Marloute :) Et savoir que Bébé à venir a du sentir cet immense soulagement en toi...

2. Le lundi, 10 mars 2014, 23:22 par julio

Tu sais les cellules ont de la mémoire, elles emmagasinent tous les événements et les traumatismes qu’elles ont subis, c’est notre esprit qui déforme la mémoire ne comprenant pas le langage de la chair ! Pour comprendre les blessures et les joies de l’âme la poésie a plusieurs longueurs d’avance sur la science ! C’est le poète le narrateur l’artiste le jardinier qui ouvre le chemin de la connaissance de la compréhension des choses. L’écrivain qui écrie une histoire il puise dans sont imaginaire ,mais sa réflexion sont récit a une source ,et cette source c’est la vie ,il a juste plus de facilité que d’autre a la faire remonté a la surface puis nous la transcrire ! L’inconscient n’est que la mémoire caché dans notre chair dans chacune de nos cellules ! Chaque cellule est unique et tout l’humanité !
Bien bravos pour tes découvertes et que tes recherches donne du fruit !

3. Le mardi, 11 mars 2014, 05:53 par angel

Texte magnifique. Whaouh quelle histoire! J'en suis tout émue....

4. Le mardi, 11 mars 2014, 06:46 par valérie de Haute Savoie

Moi aussi cela m'émeut beaucoup et tu as infiniment de chance d'avoir eu un chirurgien respectueux. Le médecin qui a monté le service où G. a été soigné à Paris, le Dr Allagile, est un des tout premiers médecins à avoir pris conscience de la douleur chez l'enfant. Lorsque C. était petite, le pédiatre qui la suivait, était catégorique, les bébés ne ressentaient pas la douleur, or, je voyais bien moi que ma petite fille souffrait. Et cela se passait en 1985 :(

5. Le mardi, 11 mars 2014, 09:09 par clara

Je ne sais pas ce qui m'émeut à ce point, mais je finis la lecture de ton message en larmes... touchée que tu te sois donnée la possibilité de faire cette recherche, touchée de l'humanité de ce vieux chirurgien qui prend son téléphone pour te rassurer, touchée encore une fois par le pouvoir magique des lettres : manier l'écrit permet de relier des êtres que le temps et les événements n'auraient jamais réunis... Je te souhaite beaucoup de sérénité à venir Marloute et c'est avec beaucoup d'admiration que je lis ton cheminement du soin de toi...

6. Le mardi, 11 mars 2014, 11:26 par captaine lili

Tu imagines bien que cette histoire de vieux chirurgien résonne en moi... Ces paroles qui réparent sont magiques... Je suis ravie que ce chirurgien ait pu te l'offrir, à toi qui la transmets à ta mère. Sans compter que ça le répare lui, d'une inquiétude : avait-il raison d'opérer si tôt, avec la violence que comporte toute opération, même si elle accompagnée au mieux ?

7. Le mercredi, 12 mars 2014, 18:45 par Solete

Tout comme Clara, grosse émotion en lisant ton texte. Ton cheminement, ce chirurgien, ta maman qui pleure aussi, tout cela m'émeut. Et puis, je ne savais pas qu'on opérait "à vif" les bébés avant 1990... J'aime aussi que Julio nous rappelle que toutes nos cellules ont une mémoire, ça explique cette incompréhension que l'on a parfois face à nos douleurs psychiques.

8. Le mercredi, 12 mars 2014, 21:09 par clem

Les larmes me montent aux yeux...

9. Le jeudi, 13 mars 2014, 18:29 par Oxygène

Tu l'as fait ! Tu es allée au bout de ta recherche et cela a permis cette magnifique avancée pour toutes les femmes de la famille. Si ce chirurgien est admirable d'humanité, tu es toi aussi une bien belle personne.

10. Le vendredi, 14 mars 2014, 23:57 par sibelius

Quelle belle page tu nous fais partager Marloute.

11. Le samedi, 15 mars 2014, 13:57 par Marloute

merci à tous pour vos petits mots et vos encouragements ! Ca fait du bien, même si sur le moment ce n'est une démarche facile !

12. Le dimanche, 16 mars 2014, 22:39 par polaroidgirl

je chiale
je chiale
je chiale
raaaah, BRAVO, grmlmlml, les mots me manquent !