L'anniversaire

Sur la petite casserole bleue, je fais réchauffer le thé à la menthe d’hier.

Il a plu quasi sans discontinuer tout le week-end. La terre est détrempée et les arbres dégoulinent. Je n’ai pas fait le tri des affaires d’hiver pour les remplacer par les affaires d’été, car nous mettons encore allègrement les chaussettes en laine et les pantalons en pilou.

Ce week-end, nous avons invités les voisins du dessus à manger, un gratin dauphinois et un rosbif saignant. Les filles ont couru partout, comme à leur habitude, ne s’arrêtant de gigoter que pour voler une bouchée par ci, une gorgée d’eau par là.

La semaine dernière, j’étais chez mes parents. Je suis descendue seule avec R. et Y. nous a rejoints plus tard. Je me suis sentie assez mal chez eux, comme d’habitude. R. faisait des crises plus aiguës que d’habitude et plusieurs fois, il a fallu contenir ses crises de rages.

 Je sentais monter la violence qui conduit aux coups, celle que j’ai reçu enfant.

 Je voyais aussi que mes parents étaient aussi exaspérés que moi, et cela me stressait encore plus. J’aurais eu besoin d’aide. Quand je vais chez eux, j’ai du mal à être moi. J’adopte un comportement de « fille » : j’aide au ménage, au jardin, je fais la psy pour ma mère et je veux désespérément, pathologiquement, qu’on s’occupe de moi. Mettez par-dessus une petite fille, une vraie, qui a elle-même ses besoins, des besoins d’enfant, d’écoute et de disponibilité, d’indépendance et d’autonomie du haut de ses deux ans et demi et c’est un cocktail explosif. Bref, j’étais encore mal, et vraiment soulagée quand j’ai pu enfin partir rejoindre mes beaux-parents.

Tout cela nous a amené à la fête d’anniversaire de mon père. Il fêtait ses soixante ans avec un ami à lui, avec qui il a grandi et avec qui il est toujours ami. La même bande de copains, dont les enfants sont maintenant adultes et commencent eux-mêmes à être parents. Ma sœur, quelques semaines auparavant, avait proposé qu’on lui écrive une chanson, pour lui dire notre amour et notre admiration, bref, une chanson ou un texte, quelque chose à lui donner ou à lui réciter, pour fêter en beauté cet anniversaire.

Je n’ai pas voulu.

Je n’avais pas envie. Je n’avais que de l’amertume en moi. Je lui en voulais de pleins de choses, de sa pudeur maladive, de ses absences, de sa brutalité quand j’étais enfant. Et cela n’a pas loupé. Quand le tour des chansons est arrivé, les enfants de l’ami de mon père ont chanté des chansons de leur composition, des textes qui ont fait pleurer tout le monde, sur leur père adoré.

Et nous trois, les trois filles, nous ne lui avons rien fait.

Bien sûr, sur le moment, j’ai réalisé l’énormité de la chose : lui s’était cassé la tête pendant plusieurs semaines pour recevoir ses invités, une cinquantaine de personnes, pour deux jours de fête, dans de bonnes conditions, nous avait mitonnés des petits plats déments, et nous - enfin moi, puisque c’est de moi qu’il s’agit - j’étais incapable en retour de lui offrir, quoi, rien, un petit texte, une chanson, quelque chose qui dit « merci ».

Depuis, cette histoire me poursuit. Je sais que je passe pour une ingrate, mais une partie de moi est toujours en colère. Je sais qu’un jour il va mourir. Il peut même disparaître brusquement, à tout moment, et je ne ressent pas ce besoin, cette urgence, d’éteindre le feu de ma colère contre lui, pour pouvoir l’aimer sans retenue et lui dire mon amour. Combien d’adultes vivent ainsi avec un ressentiment d’adolescent encore consumé ? Alors que chaque jour, je chante les louanges d’Y., trouvant toujours un moment pour lui murmurer des mots d’amour, pour mon père, je me trouve à sec. Seuls me reviennent ces moments où il n’appelle pas, où il n’est pas là, où il n’écoute pas, où ma vie ne l’intéresse pas. J’ai passé les 25 premières années de ma vie à quêter son regard, multipliant les risques et les situations extraordinaires pour espérer des miettes d’intérêt et depuis mon analyse, le mouvement s’est violemment inversé. Je n’attends rien de lui, noyant mes sentiments dans un cynisme encore plus dévastateur. Qu’il oublie mon anniversaire ou ne m’appelle pas six mois durant, me fait même ricaner tant je m’attend à la chose. Mais cette froideur me paraît aussi inquiétante que ma sensibilité précédente.

Dur dur ces rapports père-fille ! Je ne sais pas comment m’en sortir. Il faudrait renouer ce fil bien distendu, mais je ne sais pas comment faire. Peut être en faisant le premier pas, puisque lui, de toute sa vie, n’a pas vraiment réussi ? Je m’interroge.

Commentaires

1. Le mardi, 21 mai 2013, 09:58 par Leeloolène

Il s'est fait attendre ce billet... mais alors... wawouu, c'est dense et fort !
Est-ce qu'écrire tout ça n'est pas déjà une forme de "lettre" à lui ? Et même s'il ne lit pas ce billet...

Des bises fortes.

2. Le mercredi, 22 mai 2013, 06:47 par clem

Ton rapport à ton père ressemble curieusement au mien... Il faudrait qu'on en parle. bises

3. Le mercredi, 22 mai 2013, 15:23 par Marloute

@ Leeloolène : et si je lui envoyais (non, lol, j'en serais bien incapable !)
@Clem : parlons-en, parlons-en ! D'ailleurs, on ne doit pas se voir? On se donne rendez vous au bar? Bises