Conflit

 

 

Une partie de moi, mon intellect, ne se satisfait pas du tout des soins au bébé et de la vie de jeune maman.

Cette partie là de moi n’a pas été rassasiée par 10 années de fêtes et de jeunesse insouciante. Je voudrais encore lire plus de livres, faire plus de séances de cinéma, encore faire mon analyse trois fois par semaine, encore faire des plans de carrière et rester tard au travail, encore être seule avec Y. et passer l’après-midi à me ravir de ses baisers, encore plus de voyage seule en sac à dos au bout du monde, encore faire des études de lettres, encore embrasser des jeunes hommes dans des soirées trop arrosées, encore courir pieds nus dans les rues de Lyon l’été, écrire sur les murs, fumer jusqu’à tituber et rester des heures sur un canapé défoncé, chanter et s’étouffer de rire en confidences avec une amie l’après-midi.

 

Une partie de moi, le corps, est comblé par l’enfant.

Il semble lié de manière indéfectible au bébé. Que son père la déplace dans une autre pièce que celle où je me trouve et tous mes sens sont en alerte. Quand elle est près de moi, je guette son souffle, écoute ses bruits, me marre de ses mimiques pendant son sommeil. Complètement gaga, folle, amoureuse d’un petit être exigeant. La nuit, mon inconscient veille, alors que je dors profondément. D’un geste, je m’assure qu’elle n’ait pas trop chaud, trop froid, en tendant une main vers son couffin, ou contre moi quand elle dort avec nous.

Plus grave, mon nouveau corps de mère me ravit, et je me trouve resplendissante.

J’oublie aisément les vergetures qui sont comme autant des coups de fouets qui m’auraient lacéré de part et d’autres, j’oublie mon ventre pendant et flasque, mes seins difformes, marbrés de veines trop bleues.

Je me regarde dans la glace et je suis ravie. J’ai l’impression d’être la plus belle femme du monde.

 

Entre les deux parties, l’intellect et le corps, un conflit monte.

Je saute d’une humeur à l’autre.

Constamment.

 

Un coup je jette R. dans les bras de son père avec un petit biberon de lait industriel pour me faire une séance de cinéma.

Je remonte alors la rue à grandes enjambées, respirant l’air de la nuit goulûment, échafaudant des plans fous dans ma tête : "Et si je m’enfuyais ? Et si je prenais un train pour nulle part et je les laissaient là ?"

Mais je me rends sagement au cinéma.

Et là, la torture prend une autre forme.

"Comment va R. ? Est elle bien ? Un incendie ne va-t-il pas dévaster notre vieil immeuble en mon absence, me privant des deux êtres qui sont ma raison de vivre ?"

Quand la séance est terminée, je rallume mon portable de manière frénétique. Pas de message. Ouf. Mais je presse le pas, et cours maintenant pour rentrer. Aux hommes qui me croisent et voudraient arrêter ma course,- pour boire un café, parler, faire l’amour peut être- je voudrais crier : Je ne peux pas, je dois rejoindre ma fille. Et dans ces derniers mots, je ressens une sorte explosion de joie.

Quand j’arrive, je la prends, la renifle, la caresse et la goûte d’un bout de langue prudent. Oui, c’est bien elle.

Un coup je passe des heures dans un lieu avec des personnes qui ne s’occupent pas le moins du monde du bébé et m’empêchent d’en parler ou même d’y penser, et je me languis malheureuse. Comme une droguée ou une amoureuse, je voudrais parler d’elle tout le temps, que le monde entier s’extasie en même temps que moi sur ses traits, l’éclat de ses yeux, et j’ignore alors même qu’elle louche au moment où je la regarde et qu’elle ressemble à un petit bébé myopathe et grognon.

Rien n’est rationnel et je suis incapable de me suivre.

La psy, avec ses yeux de sphinx et ses paroles de Pythie, quand je suis allée faire ma séance pour lui raconter ces dernières semaines et lui présenter R. a eu ces mots rassurants : « Je vois une petite fille qui va bien. Je vois une relation qui se crée. Je vois des choses en train de se faire, tout simplement ».

Peut-être a-t-elle raison.

Un jour, le conflit s’éteindra.

Ou il perdra de sa force.

Ou j’aurais pris mon parti pour un temps ou un autre.

Espérons.

Commentaires

1. Le mardi, 14 décembre 2010, 08:20 par Anne

Tu sais, bienvenue dans la vie coupée en deux des mamans.

Tu sais, ils nous aident. Ils grandissent et petit à petit ce lien prend une forme différente. On parle d'eux, beaucoup. Mais différemment. On se réjouit vraiment de quelques heures de grands. Et on les retrouve avec autant de plaisir.

Akynou dirait qu'il s'agit sans doute de couper le cordon ! Mais aussi : c'est ça la vie de parent. Plus tout à fait entièrement à soi tout le temps. On se fait à ça, je trouve que tu as déjà mis beaucoup de choses en places pour trouver ton équilibre.

Tu m'impressionnes, en fait.

2. Le mardi, 14 décembre 2010, 10:09 par Arkadia

C'est bien d'être heureuse et de trouver son équilibre :)

3. Le lundi, 20 décembre 2010, 23:15 par Akynou

Le conflit peut aussi être créateur. Tu l'écris si bien que tu pourrais sans doute en faire un livre. De nombreuses mères de ta génération s'y retrouveraient. Faire la part des choses entre tout ce que nous sommes, c'est un vrai monde :-)
Et non, je ne dirai pas qu'il s'agit de couper le cordon. Juste faire conjuguer deux hémisphères. Aussi nécessaires à notre vie l'une que l'autre.

4. Le jeudi, 30 décembre 2010, 10:32 par marion

je crois que ce conflit ne s'apaise jamais, plus ou moins fort selon les moments de la vie. Mais je crois aussi qu'on apprend à vivre avec lui et qu'il peut même devenir source de création.