Tout ça pour ça


« Vous n’en parlez pas ça hein ? »
« Non, n’écrivez pas ça. »
« Non, ça faut pas le dire »
C’est la première fois que je fais une interview comme cela.
Cette dame m’a fait décaler l’interview de deux semaines. J’ai du négocier avec la rédaction. Elle est en train de me faire le plan : je balance au téléphone mais quand je vois la journaliste en face de moi, je ne dis plus rien. Elle refuse que je fasse l’interview avec elle seule. Ses trois enfants et son mari l’entourent, commentent, parlent tous à la fois.
J’ai envie de poser mon stylo et de m’enfuir. En arrivant, elle m'a fait du chantage. « Je veux relire » je lui explique arguments à l’appui, que c’est contre ma déontologie. Elle est prête à me planter à la gare. J'accepte. L’après-midi est un enfer. Je rentre, au bord des larmes. L’appartement est désert. Mes notes ne ressemblent à rien. Cette dame a pris le dessus, elle a décidé de l’article qu’elle voulait écrire. Tout est rose dans l'adoption. Aucun problème avec les services sociaux. C'est l'inverse de mon angle. L'inverse de ce qu'elle m'a dit au téléphone.
Je dois rendre mon article lundi ou mardi.
Je dois appeler la rédactrice en chef demain. Lui raconter que qu’il n’y a plus d’article.
Qu’il n’y a rien à écrire.
Qu’il y a trois mois de travail qui accouchent d’une souris anorexique.
Je hais ce boulot de merde.
Je déteste ce que je fais.
Je me sens toute seule, entre une rédaction d’un coté et des témoins de l’autre qui m’appuient dessus jusqu’à ce que j’explose. Je ne vois pas d’issue. Y. rentre. Je pleure.

Commentaires

1. Le jeudi, 4 octobre 2007, 21:36 par Oxygène

Mais oui, il y a un article ! Le tien ! celui que tu es largement capable d'écrire à partir de tes notes. Elle a juste réussi à te transmettre son agitation et sa fébrilité. Alors, un bon bain chaud, on se détend, Y fait le repas et toi, tu y passes le nuit s'il le faut mais tu nous fait un bel article à la Marloute. Bises.

2. Le jeudi, 4 octobre 2007, 21:53 par la quiche

Hum, que de choses à écrire à la lecture de ton billet... pas de conseils, juste quelques remarques. En vrac.
Comme toi, je refuse les relectures. Je refuse donc l'interview à celui qui exige la relecture. C'est une question de principe tout autant que de déontologie. Un exemple me revient en tête, un gus rencontré pour un portrait. Au bout de cinq minutes, il se rend compte qu'il me balance un truc chaud. "Je relis, n'est-ce pas ?". Evidemment, je réponds que non. On en parle pendant 20 minutes. Alors, je dis : "Bon, alors maintenant, faut décider : sans relecture, autrement, je m'en vais". Je suis resté - et il a dû le regretter, j'imagine en tout cas, ne l'ayant jamais revu ;-)
Mais c'est aussi de plus en plus rare, un journaliste qui refuse la relecture. Et ce qui est de plus en plus fréquent, c'est le journaliste qui... propose la relecture :-(
Je ne connais pas la genèse de ton dossier construit depuis trois mois mais si ton témoignage central t'explique "on" le contraire de ce qu'il te dit "off", tu n'as effectivement plus qu'à remiser le reportage. Sans pour autant l'abandonner, tu peux trouver d'autres témoins pour illustrer ton angle.
Ce n'est pas un boulot de merde que tu fais, c'est un boulot fabuleux. Et extrêmement difficile. Nombre d'entre nous ne l'exercent plus correctement pour des raisons matérielles - certains pour des raisons alimentaires, d'autres pour des raisons de confort.
Je n'ai pas de souci d'ordre alimentaire. En revanche, je ne sacrifierai jamais les principes, la déontologie, sur l'autel du confort.
C'était en vrac. Mais à ta dispo pour en parler plus longuement.

3. Le jeudi, 4 octobre 2007, 22:05 par captaine Lili

Juste une explication côté témoin... qui ne te met pas du tout en cause !! Mais vu mon expérience de témoignage disons relaté sous un angle qui n'était pas le mien (ni le tien !), s'il y avait une prochaine fois, j'avoue que je demanderai à relire avant parution (et même si je ne regrette pas l'expérience)... surtout avec une journaliste que je ne connaitrais pas !
Je n'y connais rien mais peut-être que tu peux demander à cette dame pourquoi elle dit "tout rose" alors que c'était beaucoup plus compliqué que ça au départ ? Et puis te faire confiance et écrire cet article quand même, avec vérité ?
Courage, c'est le métier qui rentre ! Il faut sûrement vivre ça pour devenir la super méga journaliste que tu es ! Tu apprends à te poser les bonnes questions...

4. Le jeudi, 4 octobre 2007, 22:38 par Aurele

J'ai également demandé une relecture d'un article qui me concernait et dans lequel j'étais interviewé. Mais j'ai annoncé la couleur à la journaliste avant qu'on se rencontre, et elle n'y a vu aucun problème.

C'est aussi aux journalistes de préciser les conditions avant de commettre une interview. Lors de vacances cet été, un photographe qui travaille pour une agence de presse qui passait par là à moto nous demande à l'amie qui m'accompagnait et moi si on accepte d'être pris en photo alors qu'on était en train de faire du stop à Munich. On accepte tous les deux, et, *après coup* (et une quinzaine de photos), il nous demande nos noms en nous expliquant que son agence avait comme déontologie d'accompagner les photos qu'elle diffusait des noms des personnes qui s'y trouvaient.

Il se trouve que j'ai refusé de donner mon nom (je ne tenais pas à ce qu'une requête Google si la photo finissait en ligne permette d'associer mon nom à ma photo). Il a fallu discuter pendant 5 minutes pour qu'il comprenne qu'il n'aurait eu qu'à le dire avant pour ne pas perdre son temps à prendre des photos qu'il ne pourrait pas exploiter.

Je dois admettre qu'il a été beau joueur : il nous a quand-même envoyé les meilleures photos (à l'adresse de l'amie qui lui avait laissé son mail).

5. Le vendredi, 5 octobre 2007, 08:52 par la quiche

Un post scriptum à la suite des commentaires de Capitaine Lili et d'Aurèle : j'ai été une fois interviewé par une journaliste de presse écrite, étrange expérience quand on est soi-même journaliste, qu'on a donc l'habitude de poser les questions et non d'y répondre... et qu'on connaît le dessous des tables et des cartes, les coulisses, l'arrière boutique, la cuisine interne. Je n'ai pas demandé de relecture... mais je le ferais si la situation se représentait. Parce que j'ai carrément balisé entre la réalisation de l'interview et sa parution. J'étais interrogé sur une boîte pour laquelle je pigeais et angoissais à l'idée que la rédactrice exploite certains éléments que je lui livrais (avec modération, connaissant le fonctionnement d'un journaleux...) pour noircir exagérément le tableau - alors que, globalement, j'étais, avec sincérité, très positif. Ouf, elle est restée fidèle à l'esprit de l'interview ! Voilà en tout cas le témoignage d'un "interrogé". Ce qui n'enlève rien au fait qu'en tant que journaliste, je demeure opposé à la relecture. Chacun sa fonction. L'intervieweur pose les questions, l'interviewé répond et l'intervieweur gère la suite. Mais je comprend pleinement l'interviewé potentiel qui refuse de se plier à cette règle du jeu - qui, comme le relève fort justement Aurèle, doit être claire au départ.
That's all.

6. Le vendredi, 5 octobre 2007, 09:25 par Marloute

Une bonne nuit de sommeil là-dessus et je regrette seulement mes mots "Je hais ce boulot de merde" Sinon, je ne ferais pas touts ces efforts, c'est pas possible, si je n'aimais pas, profondément, le fond du métier...
En fait, pour la première fois de ma vie, je suis confrontée à une rédaction qui réécrit mes papiers. Ils réécrivent jusqu'à ce que cela colle à l'angle qu'ils ont préalablement décidés.
Cela me place en situation de méfiance vis à vis de la rédaction et je me sens mal vis à vis des témoins.

Je me souviens que je faisais vraiment du journalisme dans d'autres rédactions. Je faisais des interview pointues, je vérifiais mes infos, j'envoyais chier les services de presse qui me demandaient une relecture. Maintenant, les témoins veulent tous relire. Et je les comprends, vu ce qui parait par la suite. Je me sens coincée, pas fière de moi.
D'un coté, je veux la carte de presse, mais pas de cette manière. D'un coté, je veux pouvoir payer mon analyse (dans trois semaines, je passe à 3 séances si j'ai trouvé comment taffer plus)
Y. est plus pragmatique que moi. Il me dit "C'est arrivé à tout le monde de planter un sujet. Des fois, les attentes des rédactions sont irréalistes. Des fois, on me dit : Vas trouver un RMISTE pas content parce qu'il y a une grève de transport. Et tu pars, comme un con, avec ton micro, pour chercher un rmiste qui gueule. Si tu as un rmiste content, ça va pas. Et bhin tant pis. Ce jour-là, le rmistes était content. On ne peux pas refaire l'histoire..."

7. Le vendredi, 5 octobre 2007, 22:01 par labosonic

Tu sais, face à ce genre de situations, dans tous les métiers, la solution est la même : à savoir, une bonne nuit de sommeil.
Tu t'es retrouvée dans une situation qui ne s'est pas déroulée comme tu le voulais, il y a des choses qui sont parties en sucettes. Ca arrive.

Ca fait mal, ça fait chier, ça fait pleurer mais ça apprend. La prochaine fois, au moins, tu sauras à quel moment il faut dire, faire, ne pas dire ou ne pas faire quelque chose pour que ça n'arrive pas.

C'est une histoire de métier qui rentre, de poils aux pattes. Ca, ça ne s'apprend pas autrement qu'en se faisant mal. Mais c'est ce qui fait qu'on devient un vrai professionnel.

Bientôt, avec un peu d'expérience, non seulement tu seras capable d'éviter ça mais aussi de l'anticiper, tu "sentiras" les gens qui, potentiellement, pourraient t'entraîner dans ce genre de voies sans issues.